J’avais mis mes lunettes, celles avec qui je dois orienter
tout mon corps (dans l’axe calculé au meilleur du pire) vers ma destination.
Les vieilles Polonaises
parlent toujours un excellent français, elles n’ont jamais adopté le patois, c’est
une fierté tout à leur honneur. C’est toujours pour ça que j’ai l’impression qu’elles
ont un accent alors qu’elles n’en n’ont pas.
Tout en tentant de feindre une marche horizontale et droite sans
obstacle (une marche normale quoi !) avec force de concentration pour
ignorer le signal de mes yeux. J’en
oubliai mes pieds, mes simples pieds non appareillés et juste chaussés du
dernier cri de mon confort.
Le gros de la troupe était alors assez loin marchant devant
deux par deux (à certains endroits c’était un par un tant le trottoir à
certaines places était étroit)… marchant à un rythme soutenu par l’appel de la
récréation qui avait déjà commencé. Et vraiment c’est la chose à ne pas louper
quand tu es écolier, si tu veux avoir le temps d’aller aux toilettes, de
prendre ton goûter, de jouer au basket, de jouer au foot, de retourner aux
toilettes, d’avoir soif, de retourner dans la cour, de rejouer au basket ou au
foot, ou les deux en même temps, d’enlever ton manteau parce que tu as chaud,
de le remettre parce que la maîtresse l’a dit, de sauter à la corde, de faire
un épervier, d’aller te poser sur un banc, celui des grands ou des petits de
ceux qui dessinent même sous la pluie, de courir, de crier…et d’à nouveau
enlever ton manteau juste avant que ne sonne le retour où il faut se remettre
deux par deux parce que c’est la récré qui est finie (enfin presque parce qu’il
y a encore les couloirs qui tournent à l’envi !...)
[cette note risque d’être
assez longue car j’ai oublié sur le bureau de l’école tout ce que j’avais à y faire
pour demain]
Et voilà mon pied gauche entrant en résistance, ne voulant
pas se décoller du sol, tout mon corps parti en avant, allait me faire choir, je
battais des bras, je voyais déjà mon nez s’éclater au sol, quand enfin ma
chaussure se déchira, permettant à toute ma jambe de venir rétablir l’équilibre
d’un très long pas en avant (enfin je crois…)
Consternation : Devais-je réellement regretter
la perte de la paire de mes chaussures préférées devenues à jamais dépareillées ?
Puis je fis très vite le deuil de ces dernières, après tout
j’avais échappé au pire, m’étaler de tout mon long face contre terre, et
laisser mes apprenti-e-s se mettre à hurler : maîtresse maîtresse en
imitant la sirène des pompiers…
Me retournant alors, je vis dressée au milieu du trottoir
une barre pointue toute rouillée, j’achevais alors ma dernière chaussure valide
pour la rabattre à l’horizontal, en essayant de me souvenir si tous mes vaccins
étaient à jour, car n’ayant même pas eu peur, nul de mes organes ne fut
tétanisé(s) par l’absence d’un doute.
Ce fut alors qu’une grand-mère intriguée de la longue
station de mes ouailles devant sa maison, fit son apparition sur le pas de sa
porte au volet à moitié levé. Mon dieu et si cela fut elle à ma place ! Je
lui signalai alors l’endroit de tous les dangers situé à, à peine trois mètres
de là. D’abord elle crut à une mise en demeure de réparer. Sa première réaction
me consterna, puis enfin elle comprit que je n’avais pas envie qu’elle s’écrasa
un jour, un matin ou un soir, seule et sans passant ni voisin.
« Mais je
suis vieille, j’ai quatre-vingts-ans, je n’ai plus vingt ans, je ne vais plus
me promener … »
Les vieilles Polonaises
parlent toujours un excellent français, elles n’ont jamais adopté le patois, c’est
une fierté tout à leur honneur. C’est toujours pour ça que j’ai l’impression qu’elles
ont un accent alors qu’elles n’en n’ont pas.
Et moi qui pensais qu’elle en avait au moins cent parce que
depuis vingt ans de bons et loyaux bonjours, elle se ressemble à elle-même
comme au premier jour de mon premier cours dans ma première classe dans ce
village…
Sur son pull beige des traces de plusieurs repas.
La différence est là ou peut-être pas, peut-être que c’est
juste mes lunettes progressistes qui font ressortir les détails que je ne
voyais pas. Moi aussi je vieillis.
La récréation en était à sa deuxième entame, je racontai ma
nouvelle mésaventure (il y a eu aussi celle de la plaque d’égout, mais à vous
chers lecteurs, je vous épargne tous les cadavres engloutis par l’imaginaire
des têtes brunes et blondes dont j’ai l’heureuse charge, ainsi que le suivi
hebdomadaire de la décomposition du hérisson sis près du local à poubelles de
la bibliothèque, ainsi que l’histoire toujours renouvelée de la maison
abandonnée devenue la maison de la
sorcière)… je racontai donc ma nouvelle mésaventure à ma première collègue
croisée, en bien plus court qu’ici.
« T’as vu ma chaussure ! »
THE REAL SUMMARY POUR PERSONNES PRESSEES ET DEVINETTE POUR L’ÊTRE
AIMEE
* (J’accompagnais en queue de peloton une petite fille qui
aime bien se ranger avec la maîtresse…et puis nous avons couru pour devancer le
passage pour piétons. C’est elle qui a résumé l’évènement, avec ces simples
mots, aux autres élèves étonnés par le ton de ma voix :
«En
fait, Madame a trébuché. »)
**(Tout en n’étant
vraiment pas trop moches, pas trop chères et confortables, mes chaussures étaient
l’alliance rêvée depuis des années d’une méphisto et d’une zallendo coordonnées
à la profondeur de mes yeux couleur de la Meuse une nuit d’été).
***( Qu’il danse entre les lignes petite musique de notre
corps)